C’est la ville de mes premières amours. Cette ville, aux grandes ambitions, qui se voulait distincte, s’était taillé la réputation d’être apolitique. La vérité est que nous nous réclamions de ces gens équilibrés qui prenaient leurs distances vis-à-vis de certaines manœuvres politiciennes; manœuvres qui, parfois, en un clin d’œil, mettaient d’autres parties du pays en feu et en flammes. Notre cité n’était point, contrairement aux années récentes, un théâtre de support pour des abrutis et politiciens véreux! Nous portions le manteau d’une société de gens paisibles, aux affinités culturelles, cherchant plutôt à se dépasser !
C’est, en bref, le profil de la ville que j’ai laissée, il y a plus de trente ans, pour l’Amérique. Ou plutôt, c’est cette ville que je n’ai jamais quittée: celle que je porte toujours dans mon cœur et mon âme endoloris partout où je vais.
Chaque fois que je retourne au pays natal, il y a, dès la sortie de l’avion, quelque chose d’original auquel je me sens appartenir. Le soleil des tropiques, la bouffée d’air et de la chaleur intense, le sol et son odeur de brûlé. Les troubadours qui fredonnent encore les mêmes chansons que quand j’ai laissé, il y a longtemps. Toute une sensation de vraies retrouvailles ! Mais je me sens encore mieux en arrivant à Miragoâne et, progressivement, quand je continue à avancer et être plus près de ma ville natale.
Quand on traverse Fonds-des-Nègres ou Saint-Louis-du-Sud, les cocotiers, les palmiers et la mer bleue me rappellent que l’on est enfin presque arrivé à destination. Et je me mets à surveiller de près, à travers les fenêtres de l’autobus, pour ne pas rater le moment où je traverse Cavaillon, cette jolie petite ville que je n’ai jamais habitée, mais qui me rappelle tant mes goûts et me dit que je suis maintenant pratiquement aux Cayes. Me voici, dans environ une autre trentaine de minutes, à la fameuse Croix des Quatre Chemins, à l’entrée des Cayes. Là, je me demande, une fois encore, pourquoi la construction d’un aéroport international, dans la troisième ville du pays, qui m’aurait évité les quatre longues heures de temps en autobus, est toujours restée un projet chimérique… Toutefois, quels que soient les moyens mis pour y arriver, je suis maintenant aux Cayes, loin des grandes turbulences.
En effet, une fois aux Cayes, on se sent moins en danger. Dans les années 80, à part les cyclones, même les catastrophes naturelles ne semblaient pas exister. Du moins, dans notre adolescence insouciante, on n’y pensait simplement pas. Il me faudra peut-être demander aux historiens et aux géologues qui s’occupent de retracer ces faits-là, mais il semble que les majeurs tremblements de terre ont été dans d’autres régions du pays. Bien que, au cours de la dernière décennie, on parlait de l’existence de failles et de plaques tectoniques qui ont toujours posé des menaces sur tout le territoire national, le Sud était jusqu’ici épargné des grandes secousses. Le 14 août 2021, il se retrouve aussi vulnérable que n’importe où dans le monde; et l’on regarde, perplexe, l’image sombre de notre pauvre ville des Cayes et ses contrées avoisinantes qui ont perdu tant de vies humaines et ont failli être complètement réduites en poussière et en cendres, l’espace d’un séisme de magnitude 7.2 de quelques secondes.
Dans cette poussière et ces cendres, se retrouvent des buildings effondrés ou endommagés, mais aussi toute une histoire et des traditions profondes qui ont laissé leurs empreintes sur nous autres qui avons grandi aux Cayes. Des établissements scolaires comme le Lycée Philippe Guerrier et le Collège Saint-Jean, deux des meilleurs du pays, qui, maintenant, devront être reconstruits pour sauvegarder le patrimoine culturel qu’ils représentent. Des édifices comme L’Église du Sacré-Cœur et L’Evêché qui affichaient, pour bien des raisons, une présence majestueuse et autoritaire et faisaient partie de l’identité même de la ville. L’Evêché se situe à côté de la Place d’Armes qui rappelle le bon vieux temps des activités saines, les jeux à la ronde des jeunes filles dans les nuits étoilées, les élèves qui étudiaient à haute voix, les récitals, les carnavals riches en couleurs, les randonnées le soir, à pied ou à vélo, aux regards capricieux de petits(es) amis(es), pour ne citer que quelques des activités qui ont marqué cette époque aimée. C’était la belle vie! Simple et paisible.
Face à notre ville aujourd’hui ébranlée jusqu’à la moelle par des troubles politiques et des catastrophes naturelles, nombre de personnes, comme moi, se mettent à se rechercher. La ville des Cayes, sera-t-elle jamais comme avant ?
Haïti semble n’avoir jamais appris de ses erreurs. Après le séisme de 2010, on continue à construire des maisons archaïques, voire, dans certaines circonstances, plus archaïques qu’avant. Aura-t-on, cette fois – pour une fois – appris de nos leçons ?
Nous avons tendance à pratiquer le “JPP” (jan l pase l pase) et prendre tant de choses à la légère, même la gouvernance du pays. Les exemples sont nombreux, et nous n’avons pas besoin d’attendre d’autres conséquences macabres de nos inconséquences, pour comprendre que ce jeu, consistant à faire comme bon nous semble, ne vaut pas la chandelle.
Dans le domaine de la construction, nous avons la connaissance et les talents nécessaires; et les guides de bonnes pratiques de construction sont là. On doit les respecter!
En attendant, comme beaucoup, parfois, je me crois dans un rêve. Je souhaiterais me réveiller un beau jour et apprendre qu’un séisme n’avait pas lieu. Cependant, il me faudra plutôt apprendre à m’ajuster à la triste réalité, me rechercher comme les autres qui, après les décombres, se recherchent au milieu des vivants, font montre de résilience une énième fois et continuent à espérer en des lendemains meilleurs. J’espère, moi aussi, en des lendemains meilleurs pour ma chère ville des Cayes que je porterai toujours dans un coin chaud de mon cœur !
Egbert Personnat